Depuis plus d’une décennie, les bailleurs internationaux investissent massivement dans la gestion des déchets à Djibouti. Pourtant, les ordures continuent de s’accumuler dans les rues, les décharges sauvages pullulent et aucune infrastructure durable n’a vu le jour. Le contraste entre les financements annoncés et l’absence totale de résultats interroge. Où sont passés ces millions d’euros censés moderniser un secteur vital pour la santé publique et l’environnement ?
Des financements faramineux, une gestion opaque
Depuis 2012, Djibouti a bénéficié de plus de 45 millions d’euros de financement international pour améliorer la gestion de ses déchets. Parmi les principaux contributeurs figurent l’Union européenne et l’Agence Française de Développement (AFD), deux institutions connues pour leurs standards en matière de transparence et de suivi de projet. Et pourtant, sur le terrain, rien ou presque ne change. Les promesses se succèdent, les projets sont lancés, mais les résultats sont invisibles. Aucun bilan détaillé n’est publié, aucune traçabilité des fonds n’est disponible, et les autorités locales observent un silence assourdissant.
Le flou est d’autant plus inquiétant que les sommes engagées sont considérables pour un pays de la taille de Djibouti. Six millions d’euros ont été mobilisés dès 2012 pour moderniser la collecte des déchets à Balbala, avec la création de points de regroupement et d’une association locale, NADIF. En 2022, deux nouveaux projets d’envergure sont annoncés : l’extension du réseau d’assainissement pour 15 millions d’euros et la construction de collecteurs pour les effluents de Balbala Sud pour 10 millions supplémentaires. Enfin, en 2025, l’État prévoit la mise en service d’un Centre d’Enfouissement Technique à Chebelley, d’un montant de 16,5 millions d’euros. À ce jour, aucune de ces infrastructures n’est fonctionnelle, et aucune évaluation indépendante ne permet d’en juger l’efficacité.
Une capitale submergée par les ordures
Alors que les fonds affluent, les ordures, elles, s’amoncellent. Dans les rues de Djibouti-ville et de Balbala, les déchets ménagers jonchent les trottoirs, forment des tas nauséabonds à chaque carrefour et obstruent les caniveaux. En l’absence de système de tri, de politique de recyclage ou même de ramassage régulier, la gestion des déchets repose sur l’improvisation, voire l’abandon total.
Djibouti produit entre 400 et 500 tonnes de déchets par jour, un volume en constante augmentation, stimulé par la croissance démographique et l’urbanisation. Faute de structures adaptées, ces déchets finissent le plus souvent dans des dépotoirs informels, au cœur même des quartiers habités. Ce phénomène a des conséquences dramatiques : risques sanitaires élevés, prolifération des rats et moustiques, contamination de l’eau et de l’air. L’environnement urbain est devenu hostile et insalubre, et les populations les plus pauvres en paient le prix fort.
Une gouvernance structurellement défaillante
La gestion des déchets à Djibouti est censée être assurée par l’Office des Voiries de Djibouti (OVD). Mais dans les faits, cette structure est largement dépassée. Loin de coordonner une politique environnementale cohérente, l’OVD peine à assurer les tâches les plus élémentaires : planification, collecte régulière, entretien des infrastructures existantes. Les moyens logistiques sont dérisoires, les effectifs insuffisants, les équipements obsolètes. Il n’existe pas de mécanisme national d’évaluation des projets, ni de contrôle indépendant des fonds alloués.
Les différents acteurs impliqués – ministères, municipalités, bailleurs – travaillent en silo, sans coordination ni vision commune. Les politiques sont souvent improvisées, mal planifiées ou abandonnées en cours de route. Cette désorganisation chronique rend toute initiative inefficace. Et pendant que les documents s’empilent dans les bureaux, les déchets, eux, continuent d’envahir l’espace public.
Urbanisation incontrôlée, précarité croissante
À cette faillite administrative s’ajoute une pression démographique croissante. L’urbanisation rapide de Djibouti, notamment dans des zones comme Balbala, s’est déroulée sans planification ni accompagnement des services publics. Le phénomène est accentué par l’arrivée continue de migrants venus des pays voisins (Somalie, Éthiopie, Yémen), qui trouvent refuge dans des quartiers informels.
Ces zones sont dépourvues d’infrastructures de base : pas d’accès à l’eau potable, pas d’égouts, et surtout, aucun système de gestion des déchets. Les habitants vivent dans une promiscuité extrême, au milieu des ordures. Les décharges sauvages se créent spontanément, dans une logique de survie. Ainsi, le développement anarchique du tissu urbain djiboutien crée un cercle vicieux : plus de déchets, moins de services, plus de pauvreté.
Une urgence nationale occultée, une gouvernance en échec
La crise des déchets à Djibouti est bien plus qu’un simple problème logistique : elle incarne l’échec d’un système de gouvernance incapable d’assurer les fonctions les plus essentielles de l’État. Malgré les financements colossaux mobilisés, aucun plan de redressement crédible n’a été mis en œuvre, aucune infrastructure durable n’a vu le jour, et aucune autorité n’a été tenue responsable. L’absence totale de transparence sur l’utilisation des fonds publics et internationaux interroge. Les bailleurs internationaux eux-mêmes, pourtant tenus à un devoir de transparence, semblent peu enclins à demander des comptes. Cette absence totale de redevabilité alimente les soupçons de mauvaise gestion, voire de détournement.
Cette inertie institutionnelle ne fait qu’aggraver une urgence sanitaire et environnementale qui affecte directement les plus vulnérables. La gestion des déchets ne relève pas du luxe ou de l’accessoire : elle touche à la dignité humaine, à la santé publique, et à la qualité de vie urbaine. À l’heure où Djibouti ambitionne de devenir un carrefour stratégique dans la Corne de l’Afrique, laisser ses quartiers sombrer dans l’insalubrité chronique est une aberration. Ce n’est pas le manque d’aide qui plombe le pays, mais l’absence d’une volonté politique ferme, d’une gestion intègre, et d’un véritable sens des responsabilités. Tant que ces conditions ne seront pas réunies, Djibouti restera prisonnière de ses ordures, symbole d’un avenir qu’on prétend bâtir sur des fondations pourries.