Djibouti : déconstruction d’une citoyenneté afare

 

Par-delà la façade institutionnelle d’un État centralisé et officiellement uni, Djibouti reproduit, à une échelle réduite mais redoutablement efficace, les logiques de domination ethno-politique qu’ont décrites des observateurs lucides de l’Afrique postcoloniale comme Claude Wauthier ou Jean-Louis Triaud. Ce que ces auteurs ont en commun, c’est d’avoir mis au jour le mécanisme par lequel un groupe s’arroge le monopole du pouvoir, non seulement politique mais symbolique, au détriment de l’inclusion nationale. Dans le cas de Djibouti, ce groupe est aujourd’hui incarné par l’élite issa, solidement arrimée au sommet de l’État depuis l’indépendance, et qui semble bien décidée à redéfinir unilatéralement les contours de la citoyenneté.

À lire Claude Wauthier dans L’Afrique des Africains, on comprend que certains régimes africains postcoloniaux ne se contentent pas de consolider le pouvoir d’un homme ou d’un parti : ils s’emploient à organiser une domination ethnique durable, en la dotant de justifications administratives, démographiques ou culturelles. Wauthier, dans ses analyses, montrait déjà que, dès l’indépendance de Djibouti, les Issas — bénéficiant d’une proximité linguistique et culturelle avec la Somalie — ont consolidé leur domination politique, reléguant les Afars, pourtant historiquement enracinés dans la région, à un rôle marginal dans l’appareil d’État. Le pouvoir, au lieu de chercher un équilibre intercommunautaire, a ainsi institutionnalisé une forme d’exclusion durable.

Cette réflexion prend aujourd’hui une acuité particulière. L’invisibilisation progressive des Afars ne relève pas d’une dérive isolée, mais d’une stratégie d’exclusion méthodique, inscrite dans le fonctionnement même de l’État. Il s’agit d’une politique de recomposition identitaire, qui vise à effacer un groupe des sphères de décision, de représentation et de production, tout en maintenant l’illusion d’une citoyenneté partagée. Cette logique façonne une géographie du pouvoir dans laquelle les Afars sont relégués à la marge – leur présence tolérée à condition qu’elle reste silencieuse, périphérique, et surtout, inoffensive pour l’ordre établi. Le message est clair : tout ce qui compte – l’économie, l’administration, la visibilité politique – se concentre ailleurs. Ici, au nord et au Sud-ouest, il ne reste que l’érosion du sentiment d’appartenance.

Jean-Louis Triaud, dans ses travaux sur la période coloniale, montrait déjà comment les autorités françaises avaient structuré les rapports sociaux autour d’un clivage entre Afars et Issas, parfois en manipulant les hiérarchies locales pour asseoir leur contrôle. Le régime djiboutien postcolonial n’a fait que reprendre cette logique, en lui donnant une orientation nettement plus partisane : faire des Afars une composante marginale, périphérique, parfois folklorisée, jamais centrale.

Cette entreprise de dénaturation identitaire et de dépolitisation silencieuse a un effet d’autant plus pernicieux qu’elle agit en profondeur : elle pousse les Afars à intérioriser leur propre marginalisation. Dans un climat de peur, d’isolement et de dépendance, le moindre droit accordé – un poste subalterne, une route inachevée, une école sans professeurs – est perçu non comme une réparation légitime, mais comme une faveur exceptionnelle. On apprend à exister en courbant l’échine, à remercier pour des miettes, à se taire pour ne pas perdre le peu obtenu.

Le discours du pouvoir, qui invoque l’unité nationale et la stabilité, ne tient que parce qu’il repose sur une géographie sociale déséquilibrée. L’État djiboutien fonctionne comme un appareil extractif qui siphonne les ressources symboliques et économiques d’un territoire tout entier au profit d’un seul segment de la population. C’est un modèle néocolonial retourné vers l’intérieur : non plus imposé par une puissance étrangère, mais reproduit localement, avec la bénédiction d’élites qui ont choisi la rente ethnique plutôt que le pacte républicain.

Dans cette logique, ce n’est pas seulement l’économie qui est confisquée, mais aussi l’imaginaire collectif. Les travaux de René Lefort sur l’Éthiopie montrent bien comment les régimes autoritaires, pour se maintenir, ne se contentent pas de contrôler les ressources : ils redessinent les cartes mentales de la citoyenneté, ils fabriquent l’exclusion. À Djibouti, cette mécanique se traduit par une « stratégie de mise en minorité » qui passe par la manipulation démographique, le contrôle territorial, la distribution asymétrique des services publics et l’implantation méthodique de dépendances. La somalisation rampante du pays – entendue non comme une affirmation culturelle, mais comme un projet politique – vise à faire douter les Afars de leur légitimité nationale. Et cela fonctionne !

Le danger de ce processus dépasse la seule injustice : il fragilise l’idée même de nation. Car une société qui dénie à une partie de ses citoyens leur pleine place dans le projet commun s’installe dans une fracture durable. L’unité nationale, dès lors, n’est plus un idéal partagé, mais un alibi de domination, vidé de sa substance par l’absence de redistribution réelle du pouvoir.

Il ne s’agit pas ici de réclamer une revanche communautaire, mais de rappeler une vérité politique et morale fondamentale : Djibouti n’est pas un patrimoine privé, ni un royaume ethnique. C’est une République. Et une République n’a de sens que si elle reconnaît à chacun de ses citoyens – quels que soient son origine, sa langue, ou son ancrage territorial – les mêmes droits, la même dignité, la même place dans le récit national.

Il est temps de sortir de la résignation. Il est temps que les consciences s’élèvent – celles des intellectuels, des élites afares encore debout, mais aussi de la société civile et des diasporas – non pour dénoncer seulement, mais pour reconstruire une exigence de justice et d’égalité. Car ce que Djibouti sacrifie aujourd’hui dans l’injustice, elle le retrouvera demain dans la fragmentation. Aucune stabilité durable ne peut naître d’un pays qui marginalise une partie de lui-même.

 

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