À Djibouti, le Front pour la restauration de l’unité et de la démocratie (FRUD) incarne aujourd’hui l’une des plus grandes désillusions politiques de ces trente dernières années. Né dans la révolte, nourri par l’espoir d’un peuple marginalisé – les Afars –, ce mouvement, autrefois synonyme de résistance, n’est plus que l’ombre de lui-même.
Aux origines du FRUD : une insurrection née du silence
Le FRUD voit le jour en 1991, en pleine montée des tensions ethniques et alors que Djibouti glisse vers une guerre civile silencieuse. Majoritairement composé de combattants afars, le mouvement se soulève contre un pouvoir hypercentralisé, autoritaire, et capté par une élite issa qui monopolise l’administration, l’armée, les ressources nationales et les instances de représentation. Cette insurrection n’est pas le fruit d’un projet idéologique abstrait, mais bien la conséquence directe d’une marginalisation concrète et systémique des Afars.
Portés par une volonté farouche de justice et d’égalité, les combattants du FRUD prennent, en l’espace de 48 heures, le contrôle des trois quarts du territoire national. Une victoire aussi fulgurante qu’inattendue, qui leur confère une légitimité immédiate sur la scène politique. Mais ce succès militaire va aussi semer les germes de rivalités internes, chacune des factions revendiquant sa place dans une lutte de pouvoir qui affaiblira progressivement l’élan révolutionnaire initial
1994 : paix signée, espoirs enterrés
Trois ans après le début de la rébellion, une branche du FRUD choisit la voie de la négociation. En 1994, un accord de paix est signé avec le régime. Officiellement, il marque la fin des armes et l’entrée du FRUD dans le jeu politique. Officieusement, il scelle la trahison d’un idéal.
De force de résistance, le FRUD devient un parti domestiqué, absorbé par la majorité présidentielle. En échange de quelques sièges et d’un strapontin au gouvernement, il abandonne la voix des siens. Il gagne en visibilité institutionnelle ce qu’il perd en légitimité populaire.
Pendant ce temps, l’autre aile du mouvement, restée fidèle aux principes de la lutte, poursuit le combat dans la clandestinité – seule, marginalisée, violemment réprimée.
Le “FRUD légal”, sous la direction d’Ali Mohamed Daoud, dit Jean-Marie, s’impose dès lors comme unique interlocuteur afar dans les sphères du pouvoir. Mais s’il parle au nom de son peuple, il ne l’écoute plus. Il incarne une représentation muette, docile, vidée de substance.
Le poids d’une dérive politique
Ce qui fut une force de rébellion animée par la défense des laissés-pour-compte est devenu un parti figé, déconnecté des réalités de ceux qu’il était censé représenter. Trente ans après sa création, le FRUD semble avoir perdu le fil de son histoire.
Aujourd’hui deuxième force politique du pays en nombre de sièges, le FRUD a renoncé à ses idéaux fondateurs. Intégré dans la majorité présidentielle depuis les accords de 1994, il s’est éloigné de la parole des opprimés pour mieux s’enraciner dans les privilèges du pouvoir. Son leader historique, Ali Mohamed Daoud – alias Jean-Marie –, incarne à lui seul cette dérive. Affaibli, coupé de sa base, il reste pourtant solidement arrimé à la tête du parti, refusant toute transition.
Malgré les appels insistants à la tenue d’un congrès, émis par une jeunesse militante en quête de renouveau, le parti s’enferme dans un mutisme pesant. Aucun débat, aucune relève, aucun souffle nouveau. Le FRUD vit replié sur lui-même, étouffé par un autoritarisme interne et une inertie institutionnalisée.
Les sacrifices des anciens combattants sont relégués aux oubliettes. Aucune reconnaissance officielle, aucune mémoire entretenue. Leurs noms s’effacent, leurs combats aussi. L’idéal de justice et d’égalité pour lequel tant sont tombés a été remplacé par des intérêts de pouvoir, de postes et d’ambitions personnelles.
Un appel au dialogue
Mohamed Ali Houmed, ancien président de l’Assemblée nationale, a récemment pointé du doigt la léthargie dans laquelle s’enlise le FRUD. Il a appelé à « poser les bases d’un dialogue constructif et d’un véritable échange d’idées », soulignant l’urgence d’un sursaut pour sauver ce qui peut encore l’être.
Mais pour beaucoup, le mal est fait. En se fondant sans conditions dans le système, sans la moindre contrepartie pour les populations afars qu’il prétendait représenter, le FRUD a trahi sa mission. Il a abandonné le rêve d’émancipation qui l’avait fait naître. Ce rêve, aujourd’hui suspendu, empêche l’émergence d’un projet politique fort, autonome, et ancré dans les aspirations réelles des Afars.
Chez les jeunes, la rupture est nette. Le FRUD est perçu non plus comme un outil de libération, mais comme un obstacle à la refondation d’un avenir politique crédible. Le décalage entre l’élite du parti et la base est tel que le vide laissé par cette désillusion se fait sentir jusque dans les montagnes les plus isolées du Nord, jusqu’aux plaines oubliées du Tadjourah et d’Obock.
Vers la fin d’un mythe ?
Le FRUD aurait pu devenir l’instrument d’une véritable réconciliation nationale et d’un rééquilibrage du pouvoir. Il aurait pu peser dans le débat, forcer le régime à entendre les voix périphériques, incarner une opposition constructive et ferme. Mais il a préféré le confort à la lutte, le silence aux responsabilités, l’intérêt individuel à la cause collective. Aujourd’hui, il ne reste plus qu’un sigle, sans contenu, sans élan. Un appareil verrouillé par un leadership usé, refusant de lâcher prise.
Mais l’histoire ne s’arrête pas à une organisation. Elle appartient à ceux qui l’écrivent. Et les Afars, malgré l’abandon, malgré l’injustice, n’ont pas dit leur dernier mot.
Car l’espoir ne meurt pas : il migre. Il se réinvente. Il renaît.