En aparté avec Docteur Abbatté

Q : Dr Abbatte, pourriez vous commencer par nous raconter les débuts de votre parcours personnel ?

Dr Abbatte : Je suis né en 1951 à Daka, dans le district de Dikhil, en République de Djibouti. À cette époque, les registres de naissance n’étaient pas systématiques, ce qui fait que je ne connais pas précisément le jour et le mois de ma naissance. Ma famille vivait dans un environnement rural, marqué par des traditions nomades. J’ai commencé l’école à Dikhil à l’âge de 9 ans.

J’ai poursuivi mes études secondaires à Tadjourah, puis au lycée de Djibouti, où j’ai terminé ma première. C’est en 1971 qu’une opportunité inattendue a changé ma vie : j’ai été sélectionné pour un programme en France visant à restaurer des monuments historiques. Ce fut ma première rencontre avec l’Europe, et, encouragé par des amis, j’ai décidé de rester pour terminer mes études.

Q : Pourquoi avez-vous choisi la médecine comme domaine d’études ?

Dr Abbatte : J’ai choisi la médecine parce que je voulais servir ma communauté. À cette époque, Djibouti manquait cruellement de médecins. Il était évident pour moi que revenir avec cette compétence pourrait faire une différence. En 1981, après avoir soutenu ma thèse à l’Hôpital Broussais-Hôtel Dieu, j’ai fait le choix de rentrer à Djibouti malgré des opportunités de carrière en France. C’était un engagement personnel, une volonté de contribuer au développement de mon pays.

Q : À votre retour, comment avez-vous contribué au système de santé de Djibouti ?

Dr Abbatte : À mon retour en 1982, j’ai été affecté à l’hôpital d’Ali Sabieh, puis à l’Hôpital Général Peltier à Djibouti, où j’ai été nommé directeur technique. À cette époque, il y avait très peu de médecins djiboutiens, et j’étais seulement le 6è médecin djiboutien à rentrer au pays. Les services de santé étaient concentrés essentiellement à Djibouti-ville. Inspiré par les concepts de soins de santé primaires promus par l’OMS, j’ai travaillé à diffuser ces services vers les zones rurales, en introduisant des programmes de vaccination, de soins maternels et infantiles, et d’accouchements sécurisés.

Q : Vous avez également été impliqué dans la sphère politique. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Dr Abbatte : Mon engagement politique a commencé très tôt. En 1969, alors que j’étais encore au lycée, j’ai cofondé l’Association pour l’Avenir des Jeunes du Territoire, qui visait à promouvoir l’éducation des jeunes Afars. C’est l’ancêtre de l’UDC (Union pour le Développement Culturel) toujours actif actuellement. Pendant mes années d’études en France, j’ai continué cet engagement à travers des associations étudiantes, notamment l’Union Nationale de la Côte Afar et Somalie (UNECAS), qui militait pour l’indépendance de Djibouti.

Après l’indépendance en 1977, j’ai participé à la création de plusieurs mouvements politiques, comme le Mouvement Populaire de Libération (MPL), puis le Front Démocratique pour la Libération de Djibouti (FDLD). Ces mouvements étaient des réponses aux exclusions politiques et sociales dont les Afars étaient victimes.

Q : Expliquez nous un peu le contexte politique au moment de l’indépendance.

DrAbbatte : Il y avait 3 partis en concurrence. Le parti du pouvoir en place, celui de Ali Aref Bourhan était l’Union Nationale pour l’Indépendance (UNI). Il s’était converti tardivement à la demande d’indépendance et la voulait autant que les autres mais avec lui à la tête du pays. Et puis il y avait la Ligue Populaire Africaine pour l’Indépendance (LPAI) qui était le résultat de la fusion, en 1972, de la Ligue Populaire Africaine de Hassan Gouled (LPA) et de la Ligue pour l’Avenir et l’Ordre d’Ahmed Dini (LPO). Le premier en était le président et le second le secrétaire général. C’est à eux que le colon transmettra le pouvoir. Et enfin il y avait le Mouvement Populaire de Libération (MPL) dont je faisais partie. Les Afars se répartissaient surtout entre d’un coté les anciens proches d’Ali Aref, dans l’UNI, et les jeunes contre lui, membres du MPL.

Les français ont placé Hassan Gouled pour donner un gage à la Somalie

Q : Qu’est-ce qui s’est passé en 1977 pour que le pouvoir soit remis au LPAI ?

Dr Abbatte : Selon moi, la France n’a pas eu le choix.Elle avait la pression parce que Djibouti était le dernier pays colonisé de l’Afrique. Tout au long de l’histoire, l’Ethiopie et la Somalie se sont disputés Djibouti. Mais à ce moment de l’histoire, l’Ethiopie était trop faible et désorganisée alors que la Somalie était forte et réclamait la session de Djibouti. Les français ont placé au pouvoir un Issa pour donner un gage à la Somalie tout en convaincant Hassan Gouled de résister aux injonctions de Siad Barré. Les Afars n’avaient aucun soutien de l’extérieur et étaient trop divisés à l’intérieur du pays.

Q : comment se sont déroulés les premiers mois et les premières années après l’indépendance ?

Dr Abbatte : Au bout de 6 mois, il y a eu un sérieux conflit entre le président Hassan Gouled et son premier ministre Ahmed Dini. Celui-ci s’est vu refuser l’entrée de la présidence car il a tenté vainement de protester contre les maltraitances que subissaient les jeunes Afars qui étaient harcelés, battus et emprisonnés pour n’importe quel motif. Il a démissionné en décembre 1977 et a voulu créer son propre parti, avec ceux qui lui étaient restés fidèles, le Parti Populaire Djiboutien. Ils ont été emprisonnés pour la plupart, dont Ahmed Dini lui-même, et le parti a été dissous.

Les jeunes Afars ont commencé à quitter le pays vers l’Ethiopie et ont crée là-bas un front de résistance contre le chemin que prenait l’indépendance de Djibouti. Les jeunes issus du MPL et de l’UNI ont fusionné en 1979 pour créer le Front de Libération de Djibouti (FDLD) qui a mené des actions sporadiques contre l’armée nationale.

Q : Comment s’est terminé l’aventure du FDLD ?

Dr Abbatte : Tant qu’il avait le soutien du régime éthiopien, le FDLD pouvait agir et faire mal au gouvernement djiboutien. Mais en 1982, le vent a tourné. Sous la pression de la France et des Etats-Unis, le leader éthiopien, Mengistu Hailé Mariam, a demandé aux dirigeants du FDLD de cesser leurs activités et de quitter son pays au plus vite. Beaucoup d’entre eux sont rentrés à Djibouti et une poignée d’hommes sont restés sur place, dont leur chef Adoyta.

Ceux qui sont rentrés n’ont pas été inquiétés mais durant leur absence, le régime avait ouvert toutes les portes aux Issas et Somalis des pays voisins et beaucoup d’entre eux ont eu du mal à retrouver du travail, sauf les hauts cadres.

Q : Quelles ont été les grandes étapes de la lutte armée avec le FRUD ?

Dr Abbatte : Le FRUD (Front pour la Restauration de l’Unité et la Démocratie) a été créé en 1991 dans un contexte de marginalisation persistante des Afars. Le mécontentement des Afars n’a fait que croître depuis 1982 et beaucoup d’entre nous étaient révoltés par l’injustice croissante que nous subissions Afars dans notre pays. J’ai d’abord crée un mouvement (AROD) pour sensibiliser et agglutiner les cadres Afars autour de l’idée qu’il fallait faire revivre la lutte.

Mais nous devions changer de stratégie. Nous ne voulions plus dépendre d’un pays étranger mais rassembler nos forces sur notre propre territoire. Nous avons fait revenir les hommes et leur matériel de l’Ethiopie vers Djibouti, dans le Nord. Nous avons tenu une grande réunion Amqisso, où nous avons fusionnée le FDLD, AROD et un autre groupe pour fonder le FRUD. Nous avons établi notre capitale et arrière bas à Assa-Gaila. Le premier chef du FRUD a été Adoyta, homme expérimenté et aguerri de ces longues années en Ethiopie.

Les premiers combats ont eu lieu le 11 novembre 1991 et très vite nous avons pris le contrôle de plusieurs régions pour attirer l’attention sur nos revendications qui étaient une demande de justice, d’égalité et une plus grande inclusion des Afars dans les affaires du pays. Moi j’étais chargé de porter la parole du FRUD auprès de la presse et des chancelleries étrangères. Le gouvernement djiboutien menait une propagande disant qu’il était attaqué par des étrangers. Mon travail était de répéter que le FRUD était bien composés d’Afars originaires de Djibouti.

Q : Racontez-nous la fin de la guerre du FRUD.

Dr Abbatte : Ce sont les Français qui nous ont battus ! C’est eux qui ont recruté Ougoureh Kifleh, qui ont fait l’interposition entre les 2 camps, ont corrompus des gens du côté du FRUD et ont permis le réarmement du côté gouvernemental. Les français ont crées de graves dissensions au sein du FRUD et ont dit à Hassan Gouled de faire semblant d’accepter la démocratie et de mettre en place le multipartisme. Au début il y avait 3 partis dont un parti Afar, puis le FRUD a créé son parti mais il a été très vite absorbé par le parti au pouvoir, le Rassemblement Pour le Progrès.

Q : Qu’avez-vous fait après l’épisode du FRUD ?

Je suis rentré du FRUD en juin 1997. J’ai intégré le nouveau parti et je me suis présenté comme candidat aux législatives qui ont suivi. J’avais essayé les armes, ça n’a pas marché, et je pensais pouvoir faire changer les choses politiquement. J’ai été élu au parlement mais je me suis rendu compte que le parti du FRUD était dans une inertie totale et que les chefs avaient adoptés les méthodes du régime qu’ils combattaient quelques années avant.

Q : Pourquoi avez-vous décidé de vous présenter à la présidence en 1999 ?

Dr Abbatte : Je n’étais pas satisfait de ce que je faisais et je voyais que les gens autour de moi non plus. Alors j’ai voulu aller plus loin et poser une question fondamentale à la population Afar : acceptez-vous de continuer à être marginalisés ou êtes-vous prêts à lutter politiquement pour changer les choses ? Malheureusement, cette tentative a révélé un désenchantement profond. Les premiers qui m’ont combattu étaient les Afars, à commencer par le FRUD de Jean Marie. J’ai été combattu autant par mes pairs que par le régime.

J’ai compris que tout le monde est devenu alimentaire, ce que j’ignorais à l’époque. Quand on a fondé le FRUD, il y avait l’engouement de la jeunesse, l’esprit de révolte, de recherche de la justice, de lutte pour obtenir cela. Ce que j’ignorais c’est que cet esprit avait disparu. Avec le retour des « qagabas », l’échec de FRUD a eu des graves conséquences sur le mental des Afars. Ils pensaient que j’étais fous. Je demandais juste un bulletin dans l’urne c’est tout. Les autres partis avaient un leader qui avait des ambitions, qui ne pouvait pas admettre qu’un Afar puisse être candidat à la présidence. J’étais le seul Afar à être candidat. Mais j’ai constaté que même ça ce n’était pas possible.

Q : Plus tard, vous avez aussi intégré des partis mixtes, comme le MODEL. Pourquoi ?

Dr Abbatte : En 2012, j’ai intégré le MODEL car je voulais essayer encore autre chose. C’était un parti récent qui cherchait à rassembler au-delà des clivages ethniques. C’était une tentative de construire une opposition nationale crédible. Nous avons même remporté les élections législatives sous l’Union pour le Salut National (USN), mais les résultats ont été confisqués par le régime. Cette expérience a renforcé mon scepticisme sur la possibilité d’un changement par les voies traditionnelles.

Pour moi, tout ça a montré qu’il n’est pas possible de fonder une organisation nationale qui préconise l’égalité de tous les citoyens à Djibouti. Parce qu’au fond les Afars n’ont pas confiance aux Issas. Même s’ils sont opposants, ils se disent tous ces gens sont les mêmes. Les Issa n’ont pas confiance non plus et ils disent que n’allons pas prendre le risque de perdre tout ce que nous avons pour une association avec les Afars qu’on a réussi à éliminer du jeu politique.

Q : Après toutes ces années de lutte, quel est votre message pour les jeunes ?

Dr Abbatte : Je leur dirais de ne jamais oublier d’où ils viennent et ce qu’ils peuvent faire pour leur communauté. La lutte pour la justice est un héritage à transmettre, mais elle doit être réfléchie et adaptée aux contextes actuels. Il faut privilégier l’engagement collectif et ne jamais se laisser corrompre par des intérêts personnels.

Q : Pensez-vous qu’un changement est encore possible à Djibouti ?

Dr Abbatte : Oui, je crois que le contexte international jouera un rôle crucial. Les injustices actuelles ne peuvent pas durer éternellement. Les Afars, et plus largement la population djiboutienne, doivent se préparer à saisir les opportunités qui viendront avec ces évolutions géopolitiques.

Q : Que retenez-vous de votre parcours de vie ?

Dr Abate : Ce que je retiens, c’est une vie de sacrifices et de dévouement pour ma communauté. J’ai refusé des opportunités personnelles en France ou à l’OMS pour servir mon pays. Bien que le chemin ait été semé d’embûches, je reste fier des contributions que j’ai apportées, notamment dans le domaine de la santé publique. Mon seul regret est de ne pas avoir vu les fruits politiques de mes efforts.

Q : Un dernier mot pour conclure ?

Dr Abate : La lutte continue, même si elle prend aujourd’hui des formes différentes. Je continuerai à servir ma communauté à travers mon cabinet médical et mes actions sociales. À la jeune génération, je dis : soyez prêts à porter le flambeau. Vous êtes l’avenir de ce pays, et le changement viendra de vous.

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