Avant toute chose, il convient de saluer le travail de Jemal Muhamed Adem et Muhamed Ahmed Yasin, deux chercheurs qui ont eu le mérite – rare – de considérer les Afars comme des acteurs centraux dans la dynamique conflictuelle opposant l’Éthiopie à l’Érythrée. Dans un paysage géopolitique où la plupart des analyses font l’impasse sur la présence et les droits des populations locales, leur article se distingue par une volonté de recentrer le débat sur ceux qui risquent d’être les premières victimes d’une guerre menée, une fois de plus, sur leurs terres.
Car faut-il le rappeler : ignorer les Afars dans ce type d’analyse revient à perpétuer une erreur fondamentale. Trop souvent, les terres afares sont traitées comme des zones vides, sans histoire ni habitants, comme si elles n’appartenaient à personne. Cette invisibilisation – qu’elle soit volontaire ou non – équivaut à nier l’existence même des peuples qui y vivent depuis des siècles. À ce titre, l’approche des deux auteurs représente une avancée qu’il faut reconnaître et encourager.
Cependant, lorsqu’on entre dans le cœur de leur analyse – et plus précisément dans les scénarios qu’ils envisagent pour l’avenir des Afars – plusieurs limites apparaissent, et non des moindres.
Une absence stratégique majeure : l’option djiboutienne
Les auteurs identifient quatre options politiques et militaires pour les Afars. Mais leur analyse souffre d’un oubli aussi étonnant que stratégique : l’option de Djibouti, pourtant la plus évidente, la moins coûteuse en vies humaines, et potentiellement la plus porteuse d’avenir pour le peuple afar dans son ensemble.
Cette omission interroge. Car comment prétendre couvrir l’ensemble des perspectives afares sans évoquer Djibouti, ce pays dont 85 % du territoire est habité – de manière continue et historique – par des Afars ? Contrairement à l’affirmation faite dans l’article, les Afars n’occupent pas seulement “une partie” de Djibouti : ils en sont les propriétaires légitimes et majoritaires, tant sur le plan géographique que démographique. Officiellement, ils représenteraient environ 35 à 40 % de la population, mais ces chiffres sont largement contestés, notamment en raison des manipulations statistiques orchestrées par le régime en place. En réalité, leur poids démographique approche les 60 %, sinon davantage.
En cela, Djibouti représente un levier politique et stratégique de premier ordre. Plutôt que de se retrouver pris en étau entre deux puissances régionales – l’Éthiopie et l’Érythrée – et de servir de chair à canon dans un conflit qui ne bénéficie à personne, les Afars pourraient choisir une voie plus autonome, plus pragmatique, et plus visionnaire : celle de prendre le pouvoir dans leur propre pays. Cela suppose un soutien accru à la rébellion du FRUD (Front pour la Restauration de l’Unité et de la Démocratie), déjà active dans le nord et le sud-ouest de Djibouti. Ce mouvement, loin d’être marginal, incarne une aspiration profonde à l’autodétermination et à la justice sociale.
Une transformation du rapport de forces dans la région
Si aujourd’hui l’Éthiopie ménage les Issas – une petite tribu somalienne – et les place sur un pied d’égalité avec les Afars, ce n’est pas en raison d’un quelconque souci d’équité ethnique. C’est parce que les Issas détiennent le pouvoir politique à Djibouti, État stratégique pour Addis-Abeba en matière de commerce et d’accès maritime.
Or, dans l’hypothèse où un pouvoir afar émerge à Djibouti, l’équilibre régional serait profondément bouleversé. Les Afars d’Éthiopie – jusque-là marginalisés – deviendraient des acteurs incontournables dans la sphère fédérale. Ils pourraient ainsi peser de tout leur poids dans la redéfinition des rapports de force dans la Corne de l’Afrique, au bénéfice de l’ensemble de leur peuple, et au-delà.
C’est donc à partir de Djibouti qu’un avenir politique crédible et durable peut se dessiner pour les Afars. Non dans la soumission ou l’allégeance à l’un des deux géants belligérants, mais dans une affirmation souveraine et maîtrisée de leur propre destin.
Une évaluation stratégique contestable
Enfin, il est nécessaire d’examiner la conclusion des auteurs quant à l’issue probable d’un conflit éthiopien-érythréen. L’analyse des forces en présence est révélatrice : si l’Éthiopie dispose certes d’un appareil militaire massif, elle est en réalité fragilisée par des années de conflits internes (avec le TPLF, les rebelles Fano, l’OLF, etc.). Son armée est usée, divisée, démoralisée. À l’inverse, l’Érythrée, bien que plus petite, présente une structure militaire centralisée, disciplinée et idéologiquement cohérente.
Dans ce contexte, une alliance afar avec l’Éthiopie pourrait s’avérer désastreuse si celle-ci venait à perdre la guerre. Une telle hypothèse n’a rien d’irréaliste. Et les conséquences pour les Afars engagés aux côtés d’Addis-Abeba pourraient être dramatiques : déplacements forcés, représailles, marginalisation politique, voire extinction de toute ambition nationale.
En conclusion : penser une cinquième voie
À la lumière de ces éléments, une cinquième option s’impose avec force : celle de Djibouti comme tremplin d’un avenir afar repensé à l’échelle de toute la Corne de l’Afrique. Cette voie est certes exigeante, mais elle est également la plus réaliste, la plus cohérente et la plus pacifique à long terme. Elle repose sur la réappropriation d’un espace national, la construction d’un projet politique inclusif et la mise en réseau des diasporas afares éparpillées entre trois pays.
Il est donc impératif que les futurs travaux de recherche sur la question afare intègrent pleinement cette dimension djiboutienne. Sans cela, toute analyse demeurera partielle, et par conséquent, insuffisante.